Les LIMON des deux côtés des Vosges

On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. (Anatole France)

Le double portrait de Marguerite RESTIGNAT
par Denis Armengaud

Photographie de Marguerite Restignat
Marguerite distraite de sa lecture
photo conservée par la famille RICHARD
Photographie de Marguerite Restignat lisant
Marguerite lisant
photo conservée par la famille CHARDIN

Marguerite RESTIGNAT est née à Abreschviller en 1789 et s'est mariée avec Jean Baptiste LIMON (1786-1852). Elle est décédée à Abreschviller en 1869.

Que peuvent nous apprendre ces deux photos ?

Factuellement assez peu, alors c'est à cause du sens dont elles sont chargées, du sens que j'y projette, qu'elles méritent qu'on s'y attarde un peu.

Sans doute complètement insignifiant en soi, ce portrait dédoublé en deux clichés ratés d'une vieille femme bizarrement attifée dans une robe trop grande pour elle, empruntée du livre qu'on lui demande de tenir et de faire semblant de lire, ce portrait occupe pourtant une place de choix et dans mon coeur et dans mon arbre généalogique. Avec lui j'ai un pied au dix-huitième siècle et l'autre dans le vingt et unième.

Ce que d'autres portraits d'ancêtres aussi anciens ne me procurent pas, parce qu'ils restent figés dans leur époque, le double portrait de Marguerite simulant la lecture dans son fauteuil et l'imaginaire familial qui l'entoure depuis embrasse un espace de temps bien plus vaste et plus dense.

Des deux photos parvenues jusqu'à nous, l'une présente Marguerite lisant les yeux donc baissés sur son livre et l'autre où elle détourne un peu la tête de côté. On imagine bien que hors champ, d'autres personnes assistent à la prise de vues. Sans doute le photographe est itinérant, équipé de son laboratoire de campagne, ce qui lui permet de vendre ses clichés directement dans les villages où il les a pris.

Avec Marguerite (est-elle sourde?), il a eu du mal à capter un portrait digne de ce nom. Car elle a sans cesse regardé ailleurs et cherché une position confortable dans son fauteuil. Remarquez par exemple la position de ses coudes sur les accoudoirs du fauteuil. Il faut dire aussi qu'elle n'était pas du tout préparée à une séance de pose et qu'on l'a placée un peu au hasard dans la cour de sa maison.

La photo doit dater des années 1860. A cette époque, son fils Adolphe LIMON habite encore là. A son gendre René RICHARD, elle choisit d'envoyer la photo où elle regarde de côté. Elle garde chez elle l'autre photo. C'est assez logique, car son regard détourné pourrait évoquer symboliquement sa fille disparue. Alors que conservée par devers elle, la photo avec sa tête baissée vers le livre, ce n'est pas grave, puisque chaque jour ou presque elle partage ses regards avec son fils Adolphe et les filles de ce dernier.

Si malgré tout le photographe a pu faire une ou deux bonnes photos de Marguerite, il en a peut-être même produit une troisième qui fut expédiée à Constantin LIMON à Strasbourg.

C'est seulement depuis quelques jours, après avoir vu la photo conservée par la famille Chardin, que je peux maintenant mieux comprendre et tenter d'expliquer cette étrange photo. En effet c'est cette deuxième prise de vue qui me permet d'être plus précis sur les circonstances de la scène et qui ont produit des clichés assez improbables pour l'époque. Car habituellement on plaçait les sujets dans une pose conventionnelle, parfois tellement caricaturale que le pauvre photographié - tout crispé de concentration et de contenance - laissait à la postérité un visage inquiet et angoissé.

Mais pas Marguerite! Non, elle n'est pas si mal dans son fauteuil préféré! Elle est juste un peu étourdie par l'attroupement de curieux qui vient de se former derrière l'appareil. Entre l'agitation dans son dos et madame qui se tortille dans son fauteuil, le photographe a bien du mal à capturer l'instant idoine.

Ces deux petits instants fugaces, nous plongent évidemment en abîme dans plusieurs échelles de temps.

D'abord l'époque de Marguerite RESTIGNAT, née sous l'Ancien Régime et qui approche des quatre-vingt ans. La pose statique, assise, le style tarabusté mais confortable du siège, le décor rustique de la cour, cela m'évoque l'enracinement de sa famille dans le village d'Abreschwiller.

Mais c'est un temps déjà révolu au moment même de ces photos: l'ancienne verrerie familiale RASPILLER-RESTIGNAT-VERNIORY-CHATRIAN a fermé, le village incendié vingt ans auparavant a été reconstruit de neuf. Et elle qui est issue de ce monde révolu roule des yeux à droite et à gauche d'affolement face aux nouveautés de l'époque; le train, les machines, la photographie ..., elle doit lutter pour rester dans le présent!

Et depuis! Le temps écoulé où deux petits bouts de papier figurant Marguerite se sont retrouvés coincés dans des albums photos. Ce désert d'ennui et de poussière qui normalement efface finalement toutes nos traces terrestres, Marguerite n'en a cure, bien calée dans son fauteuil, elle s'est installée pour durer. Elle qui n'était probablement presque jamais sortie de son village, elle voyage depuis cent cinquante ans aux quatre coins de la France, défiant les guerres et l'oubli.

Dans l'album photo de la famille CHARDIN qui contient son portrait lisant, elle a perdu son identité. La faute à sa tête baissée vers le livre! Personne ne veut la déranger et on a fini par l'oublier dans son coin. Le fil des générations s'est rompu. Qu'à cela ne tienne, Marguerite prévoyante a de la lecture pour tuer le temps!

Ma filiation avec la famille LIMON

Elle se fait par la fille de Marguerite RESTIGNAT, Delphine LIMON épouse de René RICHARD.
Delphine LIMON décéda à Sarrebourg, laissant des jeunes enfants, en 1852. Son mari et ses enfants restèrent en contact avec les LIMON d'Abreschwiller, suffisamment liés à eux pour que jusqu'à la seconde guerre mondiale un descendant RICHARD (Jean DIEZ, fils du général Paul DIEZ) y avait encore conservé une maison (peut-être celle de mes ancêtres LIMON? je ne sais).

Delphine LIMON avait deux frères dont l'un, Adolphe LIMON, brasseur, resta à Abreschwiller et l'autre Constant LIMON dit Constantin qui était avocat à Sarrebourg , à Strasbourg et finit ses jours à Abreschwiller.

Durant la période 1870/1918 mon arrière-arrière-grand-père Adolphe RICHARD, optant français, quitta sa région natale, y laissant la totalité de sa famille proche et lointaine, pour aller vivre à Paris où il avait déjà fait ses études. Son père et ses soeurs vivaient par contre toujours dans l'Est, côté français.

Ce n'est qu'après 1918 que mon arrière-arrière-grand-père Adolphe RICHARD retourna à Abreschwiller (j'ai quelques dessins de sa main qu'il fit durant ce séjour).

J'ai donc été doublement étonné de retrouver une lointaine cousine CHARDIN, descendante d'Adolphe LIMON, en même tant qu'elle me présentait par message une deuxième photo de Marguerite RESTIGNAT.

La transmission de la mémoire familiale

Du côté des descendants RICHARD de Marguerite RESTIGNAT, son petit-fils Adolphe RICHARD (1845-1934) déraciné par la Guerre de 1870 avait insufflé à ses enfants son attachement à ses origines par des histoires sans cesse redites, illustrées de ses dessins, nourries des lettres qu'il échangeait avec son père et ses sœurs. Il partagea aussi avec ses filles et ses petits-enfants, ce savoir si particulier et intime en quête de ses origines. Dans des lettres envoyées à ses petits enfants (quelques-unes subsistent), on devine un homme tendre et curieux de l'éveil des plus jeunes. Et dans cette relation simple, il échange des nouvelles des uns et des autres, permettant malgré l'éloignement et les différences d'âge de maintenir des liens chaleureux. Ce pauvre homme avait perdu ses quatre garçons et reporta donc toute son affection vers ses quatre filles.

Dans l'album photo de la famille RICHARD, mon arrière-grand-mère Germaine RICHARD (1883-1966), fille d'Adolphe RICHARD, nota le nom de tous ceux dont elle se souvenait sous chaque portrait. Sans quoi, comme chez les CHARDIN, je me serais aussi retrouvé en face d'une galerie d'anonymes.

Mon père était le chouchou de sa grand-mère Germaine RICHARD. Moins intéressé que moi à connaître et transmettre l'histoire familiale, il n'en a pas moins contribué à relayer le feu sacré. Entre transmission et reproduction de l'histoire familiale, il fut poussé en partie à faire la même école d'ingénieur qu'Adolphe RICHARD. Et c'est encore au nom du même attachement à nos racines alsaciennes et lorraines que mon père, mes oncles, mes frères et moi nous avons appris l'allemand en première langue.

Denis Armengaud
Mazamet, le 1er avril 2020.



 

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